vendredi 5 août 2011

Joseph Kessel, né sous le signe du lion

 PUBLIE PAR LES SPECTACLES DU MONDE (www.lespectacledumonde.fr)
Par François Bousquet, mai 2010.

Trente ans après sa mort, Joseph Kessel reste l’un des auteurs français les plus populaires. Né en Argentine, de parents juifs russes, il aura été de toutes les aventures du siècle. Gallimard vient de lui consacrer un « Quarto » et Tallandier de rééditer ses plus grands reportages.
 
Kessel, c’est d’abord une « gueule ». Massive, carrée, épaisse. Le front étroit strié de sillons profonds, le visage buriné par le soleil d’Arabie et les vents d’Asie, fendu en deux par un sourire d’enfant, rehaussé d’une toison d’or cuivré, sa crinière de lion rugissant, le plus bel animal de la jungle, celui justement qui lui donnera la notoriété internationale, en 1958, avec le Lion. Oui, Kessel avait bien une gueule faite pour entrer dans la légende du siècle, lui qui avait fait deux guerres mondiales dans l’aviation, accompagné l’aventure de l’Aéropostale, vu une civilisation se défaire et une autre la remplacer. Mais plutôt que de jouer au vieux combattant compassé, il choisit de rester perpétuellement jeune et curieux d’un monde peuplé de créatures étranges : ses semblables. « Témoin parmi les hommes », pour reprendre le titre de la série des six volumes de reportages qu’il avait fait paraître de son vivant et que les éditions Taillandier sont en train de rééditer, en parallèle au volumineux «Quarto », véritable compendium d’une œuvre gigantesque, que Gallimard vient de publier.
Rarement la phrase de Buffon, « le style, c’est l’homme », ne trouva autant à s’appliquer qu’à lui, tant tout est ici exacerbé, comme si ce physique hors norme appelait un surcroît de vitalité. Plus grand, plus impétueux, plus généreux, en homme qui ne demandait à la vie que de s’intensifier, étant « de ces êtres, comme l’écrivait François Mauriac, à qui tout excès aura été permis, et d’abord dans la témérité du soldat et du résistant, et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. »
Un volcan. La plupart sont éteints, pas le mont Kessel, ni le Vulcain qui grondait dans ses entrailles. C’était une nature éruptive qui tranchait ses différends à la vodka. Douze rounds. Il gagnait en général avant la limite, par K.-O. éthylique de l’adversaire. Et quand l’alcool ne départageait pas les combattants, les coups de poing y suppléaient. Le type d’homme que l’on s’attend à voir sur un ring ou à la cognée. Pas la plume à la main, même si cette plume, il la chevauchait plus qu’il ne la tenait.
Sa vie – ou plutôt ses vies –, défie la bonne volonté du biographe. Le millier de pages qu’Yves Courrière lui a consacré en 1985 suffit à peine à en récapituler les grandes étapes. On dirait une suite de réincarnations successives, dont les livres de « Jef » sont comme la palingénésie, comme si leur auteur avait d’abord été pirate en mer de Chine, chef de clan dans les montagnes afghanes, cosaque au bord du Don, guerrier massaï en Afrique de l’Est, chercheur d’or en Tasmanie. Prodigalité torrentielle de cette vie.
Fils de Moïse, de Kipling et de la piraterie, Kessel descendait d’une tribu nomade, les juifs russes du « Yiddishland ». L’exil a conduit ses parents en Argentine, dans une colonie juive de peuplement, une sorte de sionisme du bout du monde, où l’enfant est né en 1898, avant d’être rapatrié en Russie, sur les bords de l’Oural, d’où sa mère était originaire, à la croisée de l’Asie et de l’Europe. De la pampa à la steppe ! Pour un baroudeur, le voyage commençait bien. Ensuite, ce sera la France, son pays d’adoption et d’absorption.
Mais le démon de l’errance l’habitait. Kessel voyagerait et ferait voyager son lecteur, poursuivant l’aventure au bout du monde, sur terre, sur mer et dans les airs, jusqu’à la dernière route du dernier village, guidé par une bonne étoile qui ne le lâchera jamais. En voyageant, il remontait le cours du temps, allant chercher le prochain dans le lointain, en Afrique, en Arabie, en Afghanistan. Chez lui, l’aventurier se doublait d’un ethnologue sans manières, fasciné par des tribus sorties d’un autre âge avec lesquelles son imagination était d’emblée en affinité.
Son premier éblouissement fut la mer Rouge et le boutre de Henry de Monfreid. Une histoire à la Kessel, cette rencontre. Monfreid, c’est un peu comme si Rimbaud avait commencé par la fin : les trafics, les armes, l’opium, avant de se mettre à l’écriture. Kessel était parti en Arabie à la poursuite des derniers marchands d’esclaves. Il en ramènera un reportage, qu’il transformera aussitôt en roman d’aventure centré sur la vie de Monfreid, Fortune carrée (1932), célébration de la piraterie qu’on lit fiévreusement, comme sous le coup d’une insolation.
Dernier voyage et ultime éblouissement : l’Afghanistan, peut-être la commotion la plus forte. Comme à l’accoutumée, Kessel en reviendra avec un reportage, le Jeu du roi, du nom de cette course de chevaux folle, le « bouzkachi », où les cavaliers doivent aller chercher un bouc égorgé, rempli de sable pour l’alourdir, avant d’aller le déposer dans un cercle sacré. Mais le reportage (déjà somptueux) deviendra chrysalide : les Cavaliers (1967). Nulle part ailleurs, Kessel ne sera à ce point subjugué par l’éclat sauvage d’un monde féodal encore inchangé, où l’on ne sait ce qu’il y a de plus beau, la rudesse des hommes, ou la majesté des paysages.
Kessel aimait les déserts, les hommes et l’aviation. C’est durant la Grande Guerre qu’il apprit à voler. Elle fera de lui un lieutenant d’aviation, expérience dont il tira l’Equipage (1923), qui retrace la vie (et la mort) des membres d’une escadrille. C’est à l’aviation qu’il doit la rencontre la plus marquante de sa vie, Jean Mermoz, « l’Archange », le vrai héros, le modèle insurpassé. Il lui fallait admirer son sujet. En retour, il suscitait l’admiration du lecteur. Et quelle admiration ! Bestsellers, long-sellers jalonneront son œuvre.
Très vite, tout-Paris le sollicitera. Les patrons de presse se l’arracheront. La raison ? Il faisait exploser les tirages. Ses confrères l’appelaient « l’Empereur », hommage d’une profession au seigneur du reportage, auquel les éditeurs faisaient de leur côté un triomphe romain. La légende était lancée. Elle avancera toute seule, Kessel se contentant de régner en prince de la nuit, de la place Blanche à la place Pigalle, avec ses amis Henri Béraud et Henry Torrès, l’avocat des truands. On le surnommait alors « le capitaine Fracasse russe », il en tirait une fierté enfantine, se donnant à voir sous les traits d’un avaleur de sabre et d’un cracheur de feu, moitié tzigane, moitié chef bédouin. Un « bouffeur de verres », qui, l’ivresse aidant, se livrait au numéro du Hun chevelu broyant les verres de cristal à pleines dents. Les touristes américains se déplaçaient à Paris voir la tour Eiffel, le Moulin Rouge et… Kessel, ce « faussaire dans le genre d’Homère », comme l’appela un jour son neveu, Maurice Druon. Le « faussaire » était à l’aise dans tous les milieux, chez les voyous, les pirates et les académiciens, qui, en 1962, l’accueilleront Quai de Conti. Mais de tous les originaux que Kessel a croisés sur son chemin, la palme revient indiscutablement aux Russes blancs et aux Tziganes dont les violons endiablés le faisaient chavirer. S’il voyageait le jour, la nuit, il dérivait. C’est que la nuit est russe, qui vous étourdit de romances et d’alcools forts. Tout brûler, à la cosaque, comme ces Nuits de princes (1927), dans lesquelles Kessel a fait briller les derniers feux de l’émigration russe.
Côté cœur, « Jef » était raisonnablement polygame. Ses femmes s’en accommodaient. Il pouvait courir après elles comme il jouait au baccara, avec une sorte de rage sourde. Mais s’il est parvenu à se faire interdire de jeu pendant vingt ans, pour les femmes, l’interdiction ne dura que le temps d’une promesse. Les remords n’y changeront rien. Belle de jour (1928), qui met en scène la lutte de la chair et de l’âme, et inspira le film de Luis Buñuel, c’est lui en définitive, pas son héroïne.
La fidélité, il la destinera à l’amitié, qu’il plaçait au-dessus de tout et qui se scellait toujours autour d’une bouteille. Elle l’emportera longtemps sur les engagements politiques, du moins jusqu’aux années 1930, avant que la montée aux extrêmes ne vienne en contrarier les rites immuables, Béraud s’éloignant dans les brumes de la Collaboration, et lui, Kessel, quittant la France, mais seulement en 1942. Direction : l’Angleterre, d’où il composera le Chant des partisans, avec son neveu Maurice Druon, avant d’écrire l’Armée des ombres (1943) que Jean-Pierre Melville adaptera au cinéma. Par là, il entrait dans l’histoire de France, chantre de la Résistance. Le sacre pour un reporter.
Kessel a empoigné son époque comme personne. Son personnage, c’est le XXe siècle, sur lequel il projetait son faisceau puissant d’écrivain. Des hommes du Sinn Féin à la poche de Dunkerque, du procès Pétain au procès Eichmann, en passant par la crise de 1929, Nuremberg et la création de l’Etat d’Israël, dont il reçut le premier visa, un demi-siècle défile. Sa traversée de l’Allemagne en 1932, pays de somnambules au bord du précipice, est prodigieuse. C’est une sorte de tremblement de terre qu’il enregistre et qui va secouer jusqu’aux fondations du monde.
Comme le souligne Gilles Heuré dans sa longue préface au « Quarto », c’est un faux problème de savoir si les reportages de Kessel sont déjà de la littérature et ses romans encore du reportage. Leur auteur a tiré le journalisme vers le haut et ramené la littérature à la vie, commencement de toute œuvre. La sienne se situera au point de jonction de l’actualité et de l’intemporel, de la presse et de la littérature, des hommes et de leur histoire, la petite comme la grande. Cette histoire qui constituera le levain des textes de fiction. Mais le levain ne suffit pas, encore faut-il savoir le travailler. Et Kessel excellait à malaxer cette pâte humaine. Un même don de sympathie et d’empathie lui ouvrait tous les cœurs. L’humanité ? « Elle ne vaut pas cher, disait-il, mais je l’aime. Et quoi qu’il arrive, j’aime la vie. »
Et il l’aimait intensément, prenant parti avec le coeur, moins souvent avec la tête, au risque de ne voir l’horreur que dans un camp, comme lors de la guerre d’Espagne. Ce n’était pas un esprit analytique, il était à la fois trop brouillon et trop profond pour cela. Non, il écrivait comme il buvait, dans une suite de ruades et d’envolées lyriques. Comment ne pas l’aimer ? Comment ne pas l’aimer comme il aimait la vie, lui qui en avait une conception encore plus excessive qu’héroïque ? Il aurait pu être un cliché. L’auteur pantagruélique pris d’excès bachique, l’écrivain qui aimait les voyous, les bagarres de rue et les aventures féminines. Depuis les Jeunes- France et l’école romantique, le quartier Latin en est rempli. Mais il est beaucoup plus que cela, il a su faire vibrer des cordes émotives trop universelles pour ne pas toucher tous les publics. Une même soif de grandeur et de rédemption traverse tous ses livres. C’est le legs des grands auteurs russes, Tolstoï au premier chef, dont il revendiquait l’héritage. Simplicité et beauté.
La grâce est un miracle étrange. Elle a élu domicile chez Kessel et l’a sauvé des facilités du succès. S’il a écrit des livres alimentaires, c’est que chez lui, les dépenses domestiques étaient somptuaires. Il le savait, cela n’entache en rien son oeuvre, ni son personnage. Il était prodigue en toutes choses. Cela n’est donné qu’à très peu d’hommes, fussent-ils nés sous le signe du lion.

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