mercredi 28 septembre 2011

Les héros d'antan et quelques verres de Grenadia (Une aventure haïtienne)



C'est le soir de mon arrivée à Cap Haïtien, en me promenant sur la place de la cathédrale, que j'ai rencontré Luc Jean-François, professeur d'histoire à la retraite. Âgé de soixante-dix ans, il partageait comme à son habitude quelques verres de Grenadia - jus de fruit de la passion mélangé au clairin, solide alcool de sucre de canne - avec ses amis du quartier. Il m'offrit de trinquer avec eux. Grand défenseur de la "langue de Molière" en son pays, Monsieur Jean-François me donna ce soir là, un cour d'histoire improvisé au clair de lune sur sa ville et son île. Ce fut l'une de ces rencontres fortuites qui enrichissent le coeur et l'esprit.




François Capois, dit Capois la mort.

"Vous êtes ici dans un lieu chargé d'histoire, commença-t-il. Sur cette place ont été guillotinés les plus grands instigateurs de la révolte des esclaves. L'un d'eux eut même à souffrir le supplice de la roue !" Mon regard se leva sur les lieux du supplice. Dans l'ombre de la nuit, je n'y vis que la masse blanche de la cathédrale s'élevant sur une place mignonnette parsemée d'arbres, où seules quelques maisons coloniales rappelaient l'époque lointaine où me transportait le professeur.



Après avoir remis son gobelet de Grenadia à niveau, il reprit, enflammé : "Il y a près d'ici un village nommé Vertière, le connaissez-vous ?" Sans attendre de réponse, il continua. "Ce village a été le théâtre de la plus grande bataille de notre peuple, remportée sur les français le 18 novembre 1803. François Capois était le général à la tête des révoltés, agissant sous les ordres de Jean-Jacques Dessaline. En face, dans le fort à prendre, les français se battaient sous les ordres de Rochambeau". Nouvelle rasade de Grenadia. "Capois menait ses troupes vaillamment mais était tenu en échec. Alors il fonça sur son cheval en direction de l'ennemi. Un boulet de canon le fit tomber de son destrier. Il se releva. En avant ! En avant ! cria-t-il pour exalter ses hommes. Un nouveau tir fit voler son chapeau. Et lui : en avant ! En avant ! Devant tant de rage et d'héroïsme, les soldats français cessèrent le feu. Dans un roulement de tambours, un officier sortit du fort et vint à sa rencontre pour lui transmettre l'admiration du général Rochambeau, devant tant de gloire. Puis la bataille reprit. Et nous l'avons gagnée. Grâce au courage d'un homme qui gagna ici son surnom : Capois la mort !" Luc me fixa dans les yeux pour vérifier si je mesurais bien tout le poids de son récit. Ce que je m'efforçais de faire. Puis, baissant son regard, il alluma une cigarette mentholée, toujours en silence. Comme pour saluer à son tour la bravoure des héros d'antan.

La bataille de Vertières, 18 novembre 1803.

Son récit se poursuivi loin dans la soirée, sautant les décennies, de l'héritage de la culture française à l'influence des États-Unis, qu'il tenait en horreur. J'appris que son passé de communiste le força à s'exiler vingt ans en République Dominicaine sous l'ère Duvalier. "Nous n'étions que des jeunes, avec une certaines idée du socialisme et de ce que devait être Haïti, murmura-t-il, entre colère et amertume. Quel danger représentions nous ? Mais à l'époque, le dictateur voulait faire plaisir à l'Oncle Sam..." Son retour parmi les siens n'a effacé ni la souffrance, ni l'humiliation. "Aujourd'hui, tout cela est loin. Je ne veux plus m'intéresse à la politique. Je laisse cela aux jeunes", conclut-il, en s'efforçant de sourire.

Cap Haïtien, place de la cathédrale
Avant de partir, Luc me demanda si j'avais déjà visité le Palais de Sans-Soucis ainsi que la Citadelle,  forteresse perchée non loin de Cap Haïtien (1). A ma réponse négative, j'ajoutais rapidement que tel était bien mon programme pour le lendemain ! "Allez-y, me dit-il. Alors vous aurez une idée de ce qu'était la république libre d'Haïti". Ce fut la dernière fois que je vis  mon professeur.

Quelques soirs plus tard, alors que je profitais une dernière fois de cette même place, l'un de ses amis présents lors de cette soirée mémorable vint à ma rencontre. "Monsieur Jean-François vous transmet ses amitiés", me fit-il laconiquement. Savourant une dernière gorgée de Grenadia à la santé des héros d'hier et d'aujourd'hui, je le chargeai, à mon tour, de lui transmettre les miennes.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire