jeudi 31 mai 2012

« Un Dieu donc pas de maître », ou le retour des anarchistes chrétiens


Dans « L’Anarchisme chrétien », publié aux éditions de L’œuvre, Jacques de Guillebon et Falk van Gaver nous emmènent aux sources d’un courant de pensée méconnu, qui pose le Christianisme comme seule réponse possible aux désirs de justice et de vérité des anarchistes. Analyse.







« Seuls deux types d’hommes, à mon avis, sauvent entièrement la grandeur de l’être humain : l’anarchiste et le religieux authentique », estimait Don Luigi Giussani dans ses parcours de formation (1). Partageant ce constat, des théoriciens tentent de développer depuis deux cents ans une vision chrétienne de l’Anarchie. Les derniers en date : l’écrivain et essayiste Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, notamment connu pour ses travaux sur le Christianisme et l’Ecologie. Ils viennent de publier « L’Anarchisme chrétien », aux éditions de L’Œuvre. Un véritable « pavé dans la mare aux anars, et dans la cour aux curés », reconnaissent-ils.

Réconcilier anarchistes et catholiques ? « Nous ne sachons pas que nulle part l’Eglise ait condamné expressément ce courant politique, note Jacques de Guillebon, dans une interview accordée à la revue La Nef (mai 2012). Par ailleurs, on pouvait aussi dire jusqu’au Ralliement que la démocratie n’était pas la tasse de thé de l’Eglise ; on pourrait dire pareillement aujourd’hui que la monarchie ou l’idée impériale ne sont pas sa tasse de thé : cela ne préjuge en rien, nous semble-t-il, de la validité d’une forme politique d’un point de vue chrétien – qu’il s’agit justement d’expliquer quand elle est méconnue ou caricaturée comme l’anarchie ». Lui et Falk van Gaver souhaitent ainsi soulever le drapeau noir de l’idéologie anarchiste, tel que l’histoire l’a dessiné, pour dévoiler ses fondements chrétiens ignorés par ceux-là même qui l’agitent ou le conspuent. Ils vont encore plus loin en soutenant que le christianisme serait « le seul anarchisme possible ». Et les voilà partis à mener une enquête passionnante aux sources d’un courant de pensée trop méconnu, faisant découvrir au lecteur un Proudhon assoiffé de justice et « contre Dieu, tout contre », puis l’emmenant dans les pas d’écrivains, de poètes et de penseurs, de Claudel et Péguy à Ghandi, Bernanos ou encore Simone Weil.

On devine leur plaisir à rappeler au fil des pages que « la foi chrétienne, qui est accidentellement politique, est intimement subversive des pouvoirs aliénants éternellement reconstitués ». Il ne s’agit pas pour autant de se satisfaire d’un simple esprit de contestation. « Anarchie égale liberté, et la liberté est exigeante », assurent-ils, précisant que cette dernière « n’est pas le désordre, ni le chaos, ni la guerre civile, ni la lutte de tous contre tous, ni l’état de nature, ni le bon sauvage », mais « une modification intime de la relation des hommes, une modification interne du pouvoir, une conversion du pouvoir qui se fait service – et humble service ». En un mot : « c’est la Kénose, le dépouillement du pouvoir ». C’est aussi l’acceptation – ou pour le moins la quête – d’un Absolu donnant sens à l’existence : « ne pas vouloir de maître implique parfois, et logiquement, la recherche d’un Dieu ».

Une « maladie infantile » du christianisme social 

Anarchie et Christianisme se rejoindraient donc autant dans leur volonté de satisfaire les aspirations naturelles de l’Homme à la liberté, la vérité et la justice, que dans leur opposition commune aux « systèmes politiques mécaniques qui à droite et à gauche prétendaient réguler à jamais la part obscure de l’humain par leur seul fonctionnement interne ». Le besoin pressant, en d’autres termes, de ne pas limiter l’homme à son rôle dans la société. Cette posture, Pie XI l’a développé dans son encyclique Divini Redemptoris : « la société est un moyen naturel, dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société. (…) Ainsi de même que l’homme ne peut se soustraire aux devoirs qui selon la volonté de Dieu le lient envers la société civile, et que les représentants de l’autorité ont le droit, dans le cas où l’individu s’y refuserait sans raison légitime, de le contraindre à l’accomplissement de son devoir ; de même la société ne peut frustrer l’homme des droits personnels que le Créateur lui a concédé ».

Et pour finir de boucler une boucle que l’on aurait pu croire impossible à nouer, nos deux auteurs concluent : « on pourrait dire ainsi que l’anarchisme de Proudhon fut une maladie infantile non du communisme – lequel fut une maladie en soi – mais du christianisme social ».

Précision utile : l’intérêt de cet ouvrage est que Jacques de Guillebon et Falk van Gaver se gardent bien d’en faire un pamphlet politique. Ils l’offrent au contraire comme « une invitation à la recherche, une incitation à l’imagination », cherchant à opérer la bascule entre une idéologie et un modèle politique réfléchi, voir « une attitude morale », selon l’expression de Péguy, qui laisserait toute sa place au mystère de l’incarnation et où la Croix se dresse pour répondre à l’ardeur de l’espérance anarchiste. « L’enseignement du Christ ne concerne pas la politique, mais lui seul résout toutes les questions politiques », disait Tolstoï, l’un des pères de l’Anarchisme chrétien...






(1) Luigi Giussani, Le Sens religieux, Cerf. L’auteur poursuit en démontrant en quoi le premier finalement se trompe, puisqu’il cherche à définir l’homme en opposition à l’Absolu, alors que le second considère l’Absolu comme composante de l’Être.

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