mercredi 15 janvier 2014

Du journalisme et des journalistes #2 : en quête d'objectivité


« LE JOURNALISME S’EST LAISSÉ ALLÉ À UNE SORTE DE DÉGÉNÉRESCENCE, a un manque de conscience et d’énergie, et s’est rendu coupable de facilité », lançait Henri Pigeat, ancien président de l’AFP et aujourd’hui à la tête du CFJ (Centre de formation des journalistes), lors d’une conférence donnée aux Bernardins en novembre dernier, sur l’avenir du métier. Avec d’autres intervenants, il entendait dénoncer « l’institutionnalisation des médias », c’est-à-dire l’enlisement confortable des journalistes aux côtés des puissants. L’accusation n’est pas neuve, comme nous l’avons vu précédemment (ici). Mais elle refait violemment surface aujourd’hui, alors que le monde de la presse se trouve confronté à un double bouleversement, économique et technologique. Ainsi qu’à une perte terrible de crédibilité.

Courbure d'échine

"Le journaliste doit être un voyou, un maverick."
Prenons, à titre d’exemple et de moyen à charge, l’affaire DSK. Pourquoi ce tremblement de terre médiatique a-t-il trouvé son épicentre aux Etats-Unis et non en France ? « J’avais tout en main avant que le scoop ne sorte, raconte le journaliste français Jean Quatremer. J’ai proposé à ma rédaction (Libération, alors dirigée par Laurent Joffrin) d’amener les oreilles et la queue de DSK sur un plateau, mais elle s’est opposée à un reportage, en prétextant que cela relevait de la vie privée. J’ai donc conseillé à mes sources de publier l’information dans les journaux américains, les seuls qui oseraient le faire » (L’enquête d’origine devait porter sur la relation de DSK avec l’économiste Piroska Nagy, avant l’affaire du Sofitel.). Nous connaissons la suite. Que restait-il de ce prétendu respect de la vie privée, une fois l’ancien boss du FMI redevenu un simple péquin aux poignés menottés ? Les journaux français ont failli deux fois : avant, en se taisant. Et après, en jouant les charognards.


Entre le respect dû à toute personne et la complicité passive, il y a une dangereuse courbure d’échine. « Il faut revenir aux origines du journalisme et se libérer des contrôles institutionnels », encourage Henri Pigeat. Jean Quatremer va plus loin, estimant que « le journaliste doit être un voyou. Un maverick. Quelqu’un d’incontrôlable. Si un politique me dit une chose en off et déclare son contraire en public, mon devoir est de le dénoncer ! » L’indépendance, assure-t-il, est dans la tête. « Après vingt-cinq ans dans ce métier, je peux vous dire qu’il y a des journalistes qui naissent couchés, et des journalistes qui mourront debout ». Or, tous doivent répondre à une exigence citoyenne : être debout en permanence (On pourrait se demander ici si les aides publiques distribuées à la presse ne participent pas à son institutionnalisation. Ce serait oublier un peu vite qu’elles ont vu le jour pour assurer une pluralité dans le paysage médiatique, comme le soulignait Benoit dans nos Cahiers. Qui dit soutien ne dit pas mainmise. En revanche, il est tout à fait légitime de remettre en cause l’efficacité du dispositif, comme nous le verrons prochainement).

Ni institution, ni simple citoyen

"Ils veulent  cumuler tous les privilèges de l’autorité avec tous les droits de la liberté."
L’institutionnalisation n’est pas le seul danger qui guette le monde de la presse. Tout en défendant farouchement son indépendance, celui-ci doit, en même temps, prendre conscience qu’il constitue, lui aussi, une puissance à part entière, un autre pouvoir. Et en tirer les conséquences. Dans ce jeu de funambule, toute chute est mortelle pour la profession. Voici ce qu’écrivait Charles Péguy, dès 1901 :

« C’est le jeu ordinaire des journalistes que d’ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. « Nous, simple citoyens », vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l’autorité avec tous les droits de la liberté ».

Plus loin :

« Quand un journalisme exerce dans son domaine  un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs fidèles, quand il entraîne ses lecteurs par la véhémence, l’audace, l’ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu vraiment une puissance dans l’Etat, quand il a des lecteurs exactement comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent beaucoup plus vaste et beaucoup plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu ; il ne peut pas venir pleurnicher. Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps, il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison par l’offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive » (De la raison, publié en 1901 dans les Cahiers de la quinzaine.).

A la lumière de ces lignes, nous pouvons repenser, entre bien d'autres exemples, au comportement du site de presse Médiapart. Celui-ci a conduit en 2012 à la chute du ministre Cahuzac, en mettant à jour, à force d’investigation, ses comptes frauduleux. « Enfin des journalistes qui font leur travail ! », pouvions-nous nous réjouir. Même si la diffusion au compte goutte des informations, la manière de tenir le lectorat en haleine à coup de « nous avons tous les éléments pour penser que… » et les multiples passages des journalistes de la rédaction sur les plateaux télé, ont quelque peu gâchés la joie de voir se redorer le blason de la profession. En décembre dernier, Mediapart a été visé par un contrôle fiscal (lire ici). A tort ou à raison, Edwy Plenel, son cofondateur, a vite crié à l’injustice contre la presse en ligne. Après avoir « ameuté toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes », ne les enfouit-il pas sous les privilèges de son autorité ? 

De la contemplation désintéressée à la connaissance perspective

"L’objectivité est une auto-discipline qui permet au journaliste de se mettre à la place de l’autre, au prix d’un effort de détachement par rapport à ses perceptions et ses convictions spontanées."
Ce qui est demandé, ce qui est exigé du journaliste, ce n’est pas qu’il gueule avec ou contre les loups, mais qu’il aime la vérité. C’est l’objectivité. Bien sur, cette dernière notion est ambiguë, partagée entre l’idée de neutralité et celle d’honnêteté dans la recherche de la vérité, selon la formule d’Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde. Thomas Ferenczi, entré dans ce même journal en 1971, estime qu’il y a deux conceptions de l’objectivité : « d’un côté, la neutralité, le refus de prendre le risque de juger, le journalisme comme miroir de la diversité du réel ; et de l’autre ce que Nietzsche appelle, dans La Généalogie de la morale, la connaissance perspective et qu’il oppose à la contemplation désintéressée ».

Selon Nietzsche, « plus notre état affectif entre en jeu vis-à-vis d’une chose, plus nous avons d’yeux, d’yeux différents pour cette chose et plus sera complète notre notion de cette chose, notre objectivité ; mais éliminer en général la volonté, supprimer entièrement les passions, en supposant que cela fût possible : comment donc ? Ne serait-ce pas là châtrer l’intelligence ? ». Autrement dit, commente Ferenczi, « l’objectivité serait plutôt une auto-discipline qui permet au chercheur – ou au journaliste – de se mettre à la place de l’autre, au prix d’un effort de détachement par rapport à ses perceptions et ses convictions spontanées. »

Le journaliste se retrouve donc à devoir autant lutter contre des puissances extérieures  – le pouvoir politique, les lobbys – que des forces intérieures – ses « convictions spontanées », la tentation de rejoindre une pensée unique... La situation actuelle ne doit pourtant pas nous faire désespérer de lui, car les défis qui se posent sont autant d’occasion de rebondir. D’où l’optimisme d’Henri Pigeat : « ce qui est formidable aujourd’hui, estime-t-il, c’est que l’on donne au journaliste la conscience de la permanence de son devoir, en plus d’exiger de lui qu’il soit créatif ! » A vos plumes, donc, amis journalistes. Vous êtes attendus.
Joseph Gynt
Publié sur les Cahiers libres, le 15 janvier 2014.

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