mercredi 29 janvier 2014

Du journalisme et des journalistes #4 : les nouveaux horizons


« Homère est nouveau, ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » (Charles Péguy)

journalismeASITES D’INFORMATION EN LIGNE, BLOGS SPÉCIALISÉS, RÉSEAUX SOCIAUX… L’explosion du journalisme multimédia a frappé la profession de plein fouet. Ce n’est plus un secteur qui est en crise, c’est tout un système qui change. Brutalement. Et les gens de l’art peinent à trouver un modèle rentable à déployer. Derrière les questionnement économiques (lire à ce propos notre chapitre #3), se sont les fondements mêmes de la profession de journaliste qui sont bousculés. Celle-ci doit affronter la révolution technologique en même temps qu’une suspicion grandissante à leur égard. Passée la vague des sempiternelles reproches, c’est une bonne nouvelle. Car cela les force à se réinventer. Une chance à saisir pour qui porte autant d’exigence citoyenne.


L’ère de l’urgence permanente

"La question de l’intelligibilité n’est plus assumée par le journaliste"
Nous voulons croire que le basculement numérique ne marque pas la fin des journaux papiers. Ne serait-ce parce qu’il sera toujours difficile d’envelopper ses œufs avec un Ipad...  Mais marquera-t-il la fin des journalistes ? Car pour la première fois dans l’histoire de la presse, les rédacteurs se retrouvent, au moins sur l’échange de contenus, en pleine concurrence avec leurs lecteurs. Le journaliste, qui ne devait gérer jusqu’à maintenant que ses relations entre son objectif d’information et la rentabilité de ses services, se retrouve à devoir concilier, en plus, avec l’interconnexion des producteurs d’infos. Dans cette partie de billard à trois bandes, « il semblerait que le journaliste soit définitivement descendu de son piédestal pour se mêler à la foule, pour produire et diffuser avec elle », remarquent Valérie Croissant et Annelise Toubo, dans une étude sur la question publiée en 2013 (Dans Matière et esprit du journal, supervisé par Alexis Lévrier et Adeline Wrona.). Quelle valeur ajoutée apporte-t-il alors ?

L’accessibilité du contenu y gagne ce que le corporatisme journalistique y perd. Mais peut-être aussi, avec lui, l’exigence de vérité, la rigueur professionnelle et l’esprit d’analyse que peut, que doit garantir l’organisation éditoriale. « Un journaliste ne s’improvise pas comme un gâcheur de plâtre », prévenait dès le XIXème siècle Henri Fouquier, collaborateur du Figaro. Comme l’indique Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour Libération, « une information doit être traitée, vérifiée, recoupée avant d’être certifiée comme information ». Arrive ensuite sa retranscription, avec tout le travail d’analyse et de vulgarisation. Ainsi que l'art de l'image et de la lettre. Tout cela nécessite du temps et des compétences. Des spécialistes.

Le problème est que l’ère d’internet impose un changement des pratiques, pas toujours heureux. La maîtrise de l’exercice rédactionnel, par exemple, jusque-là brandie comme compétence distinctive par les professionnels, s’efface devant leur capacité à maîtriser les rouages du web. Ce qui fait préférer aux belles formules travaillées, les jolis mots clés qui permettront au journaliste 2.0 de mener à bien sa stratégie de référencement. « Dans cette perspective, tout rédacteur qui persiste à travailler l’originalité de son titre, le second degré, le sens figuré, le jeu de mots, perd en visibilité et se trouvera finalement pénalisé », notent Valérie Croissant et Annelise Toubo. Autre point soulevé par ces dernières : si la recherche du scoop reste inscrite dans l’ADN du journaliste, l’urgence se situe désormais dans la mise en circulation immédiate de l’information. « Quelque soit le type de publication considéré, expliquent-elles, l’injonction permanente de l’urgence rend impossible une recherche éventuelle de cohérence dans la mise en scène, la mise en ordre des informations. Le discours sur le monde construit par le journal éclate pour devenir une simple liste de nouvelles, diffusée sans laisser le temps nécessaire à la mise en histoire de l’actualité. La question de l’intelligibilité n’est plus assumée par le journaliste, mais transférée au lecteur qui prend en charge la construction du sens à partir de fragments ».

Le papier, voie d’excellence

"Il y a 15 ans, on lisait un journal pour s'informer, aujourd'hui, on lit un journal pour comprendre"
« Le contexte actuel exige du journaliste qu’il soit créatif », estime Henri Rigeat, ancien président de l’AFP, aujourd’hui à la tête du CFJ. « Nous devons inventer une façon nouvelle de travailler, d'autres formes éditoriales, c'est très exaltant », confirme Vincent Giret, directeur délégué de la rédaction de Libération. On a vu fleurir ces dernières années des supports privilégiant des reportages au long court, des récits journalistiques courant sur plusieurs pages, au mépris des règles de maquette en vigueur et à la barbe des flots numériques. Citons pour exemple les revues XXILong CourtSchnockAu fait180°L’éléphantFoodingThe good lifeCharles… Si elles restent quelque peu élitistes aux yeux de certains, ces initiatives affirment le positionnement radicalement différent du papier par rapport aux contenus numériques. Le premier devient le temps de l’analyse et de la belle plume, quand les seconds se vouent au tourbillon des actualités. « Il y a 15 ans, on lisait un journal pour s'informer, aujourd'hui, on lit un journal pour comprendre », confirme Fabrice Rousselot, directeur de la rédaction de Libération. Dans ce contexte, la règle est implacable : si le papier veut survivre, il doit viser l’excellence. Il doit offrir « ce que l’on ne trouve pas ailleurs », selon Jean Quatremer, car il se trouve en bout de chaine et doit, pour cette raison, viser la valeur ajoutée absolue ». Ce qui laisse en suspend la question du prix que les lecteurs sont prêts à payer pour cette exigence... Car la plupart de ces publications ont opté pour un modèle économique sans publicité.

Si le papier devient le terrain de l’excellence, il y a tout lieu de penser qu’il sera aussi le garant de l’avenir d’un journalisme « noble ». Quitte à empiéter sur le terrain de la littérature. Faut-il pour autant l’opposer au web, comme le soutiennent les fondateurs de la Revue XXI ? Dans leur Manifeste pour un autre journalisme, publié en janvier 2013, Patrick de Saint-Exupery et Laurent Beccaria affirment que la presse se rend victime d'un « bluff technologique ». Ils dénoncent un « journalisme assis », un « journalisme d'écran » qui néglige le reportage. « Le problème n’est pas d’opposer l’écran et le papier, les modernes et les anciens, précise Beccaria. Simplement, le numérique n’est pas LA solution. Quand The Economist, dont la version papier marche très bien, met le paquet sur le numérique, ça ne prend pas. Quand le magazine Wired lance une application, non plus. Le Guardian, qui a été pionnier sur le numérique, perd 100 000 livres par semaine avec son site ! Inversement, le Canard Enchaîné a su résister et rester un rendez-vous « papier » que le lecteur attend, chaque mercredi ». Le succès de XXI va aussi dans ce sens. A l’opposé, certains comme Serge Michel, directeur adjoint des rédactions du Monde, persistent à considérer que « le numérique est un journalisme à part entière » et que « internet n’est pas un piège, mais un multiplicateur de la presse ». L'exemple de Médiapart est ici révélateur : un site d'information qui fait de l'indépendance une marque de fabrique, en ne vivant que de ses abonnements. « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter », affirme-t-il.  Alors, où trouver la via media ?

La fin du collectif anonyme

"Un retour aux sources et à la valorisation des plumes"
Outre l’arrivée des sites de presse en ligne, l’émergence des réseaux sociaux a permis un rapprochement entre les journalistes et leurs lecteurs. Une évolution à mettre en perspective avec cette tendance en vogue aux Etats-Unis : le « personal branding », une petite révolution culturelle qui fait des journalistes de véritables sous-produits de leurs journaux, « des marques susceptibles de se vendre toutes seules » (Xavier Ternisien, Le Monde, 2009). Cette approche marque la fin de l’idée du « collectif anonyme ». Le lecteur vient au journal par la confiance qu’il accorde à tel journaliste, sur tel sujet, et non plus au titre. L’exemple des trois chroniqueurs vedettes du Washington post, qui l’ont quitté pour rejoindre le New York Times sur internet, est à ce titre très instructifs : « les lecteurs les ont suivis et c’est aujourd’hui le seul site d’informations politiques rentable », note Jean Quatremer. Lui même est d’ailleurs plus connu aujourd’hui par son compte twitter et son blog –  Coulisses de Bruxelles – que par ses écrits dans les colonnes de Libération« Internet a redonné du pouvoir à des journalistes qui l’avaient perdu et qui étaient largement considérés comme interchangeables », affirme-t-il. Un retour aux sources et à la valorisation des plumes ? Peut-être. Un bon moyen, aussi, de toujours viser l’excellence. Car, comme ironise le célèbre bloggueur américain Michael Arrington, « les journalistes ont toujours beaucoup d'importance, surtout les bons ! » Dès lors, le plus gros danger qui se dessine est surement celui de l’envolée des égos… Mais là, rien de bien nouveau.

Joseph Gynt
Publié par Cahiers libres, le 29 janvier 2014.

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