jeudi 16 juillet 2015

Sexe et péché originel : les corps désunis

 1 - Un peu plus qu'une pomme


Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d'homme, les dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là.  (Jean-Paul Sartre)
Imaginez un jardin ensoleillé, fleurant bon le printemps. Ève, jeune femme pleine de vie, au regard rieur et aux courbes généreuses, papillonne dans une prairie en fleurs, nue comme un vers et s'en en éprouver aucune gêne. Voilà que son innocente balade la conduit auprès d'un grand arbre charnu, couvert de fruits. C'est l'arbre de la connaissance du bien et du mal, celui-là même sur lequel repose l'interdit divin. L'interdit, cette notion pénible qui semble violer notre liberté... « Suffit-toi toi-même », lui susurre le serpent à l'oreille. Il ne parlera pas beaucoup plus avant que la belle, sensuelle et délicate, s'approche de l'arbre et effleure de ses doigts la peau lisse et brillante d'un fruit pendu à l'une des branches. Ève sent le désir monter en elle, un frisson le long de sa nuque... L'excitation née de la transgression. Quel mal y aurait-il à se faire du bien, dans ce lieu voué au bonheur et à l'insouciance ? Dieu ne se contredirait-il pas lui-même en voulant restreindre la divine liberté ? Trop réfléchir est usant. Écouter son instinct, obéir à son ventre brûlant, est parfois plus rassurant. En un instant, ses longues mains décrochent l’objet convoité et le mènent jusque sa bouche gourmande. Et sans que le ciel ne lui tombe encore sur la tête, ses belles dents blanches s'enfoncent dans la chaire juteuse du fruit. Sa langue goûte le parfum sucré qui s'en dégage, son palais jouit de ce plaisir fugace. « Adam, où est Adam? Il faut qu'il sache ! » Il arrive, Ève, et en courant. Car il est aussi libre et sot que toi.


L’histoire du premier des couples a suscité beaucoup d’interprétations, de l’hérésie cathare du XIIe siècle, qui y voyait une allégorie de l’acte sexuel, justifiant ainsi son dégoût du corps, au relativisme moderne réduisant ce récit à une poétique illustration de notre tendance naturelle à n’en faire qu’à notre tête (théorie déjà développée par Philon, juif platonicien contemporain de Jésus). De leur côté, ceux qui souhaitent enterrer le Bon Dieu n'ont de cesse de tirer de la Genèse le constat d'un Père sadique et injuste, ou encore de banaliser, falsifier, voire ridiculiser l'importance du péché originel. « Qu’est-ce que c’est que ce père qui préfère des pommes à ses enfants ? », moquait ainsi Diderot, entretenant au passage le mythe du pommier édénique. Derrière le sarcasme, on devine l’incompréhension. N’est-il pas injuste de la part du Père d’interdire à ses enfants chéris de goûter à l'arbre de la connaissance ? Ainsi raisonne Nietzsche, qui refuse de croire « en ce Dieu bon qui aurait mis un piège au milieu du jardin de ses créatures ». Mais le philosophe, en marquant cette posture, nie l'enjeu de liberté que suppose la possibilité du péché des origines.

La liberté et l'usage que l'on en fait, voici la clé de compréhension du péché originel. « Formellement, c'est un acte de désobéissance à l'injonction divine de ne pas manger du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Fondamentalement, il consiste dans un refus de dépendance de la créature à l'égard de son Créateur, résume Yves Semen, dans son ouvrage sur La sexualité selon Jean-Paul IIUn peu plus, donc, qu’une simple « erreur de Genèse », comme s’en amusait Boris Vian…

Deux clés

Arrêtons-nous un instant sur deux éléments essentiels à la compréhension de ce cataclysme ontologique.

Le premier est cette perche tendue par le serpent, à laquelle s’agrippent Adam et Eve. « Vous ne mourrez pas, leur dit-il, mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ». Classique tactique reptilienne qui consiste à jeter le discrédit sur la volonté divine. Une fois la graine du doute semée, il n'y a plus qu'à tenter l'homme en lui faisant croire que connaitre le bien et le mal serait l'échelon suprême de la liberté. Mais le mal ne se définit-il pas comme l’absence de bien, c’est-à-dire comme l’absence de Dieu, tout comme le froid est l’absence de chaleur ? Or, en tant que résidents à plein temps du jardin d'Eden, Adam et Ève connaissaient déjà « le bien » ! Ce que souligne judicieusement le blogueur Incarnare : « qui voudrait donc ainsi connaître le mal ? Non pas simplement théoriquement, connaître ce qui est bien et ce qui est mal, mais réellement épouser le mal ? ». Ainsi donc, résume-t-il, « saisir le fruit défendu n'est pas une simple curiosité, mais un choix délibéré de vivre sans Dieu ».

Le deuxième élément, en forme de parenthèses, est relevé par Fabrice Hadjadj, dans La Foi des démons. Il concerne la posture d’Eve et la manière dont elle a préparé un terrain propice à sa chute. Le premier acte de ce drame paradisiaque s'est en effet joué bien avant le choix des tourtereaux, bien avant leurs bouchées fatidiques, avant même que le serpent ne vienne faire son numéro de rhétorique. Souvenons-nous que Dieu ordonne seulement de ne pas manger de l'arbre de la connaissance. Or, la femme déclare: « Dieu a dit : vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez ». Elle rajoute un interdit à l'interdit. Ce faisant, elle devient, au moment d'effleurer le fruit convoité, la « sainte nitouche protopécheresse », qu'épingle Hadjadj : « c'est ainsi que la sainte nitouche se transforme en libertine. On lui montre que ce qui fait sa grande frayeur n'est pas si mauvais qu'elle se le figure. Tout son petit système s'effondre. Facile, après cela, de la précipiter dans le vide. Puisque l'interdit inventé n'avait pas lieu d'être, elle peut croire que l'interdit divin ne vaut guère mieux ».

Et le philosophe d’ajouter : « Ne nous étonnons plus de voir des engoncées culbuter dans le dévergondage. Le jour où elles s'aperçoivent à raison que leur excès moralisateur est invivable, elles se mettent à juger à tort que même la vraie morale va contre la vie ».

Le principe du péché originel réside donc dans l'orgueil de la créature qui ne veut pas se reconnaître dépendante de son Créateur, écrit Semen. Dans le refus de voir que dans l'acceptation de cette dépendance, il y a un acte d'amour. Et donc, qu'au travers du refus de dépendre, il y a un refus de donner son amour. On peut laisser Diderot, Nietzsche et les autres gloser sur la pomme croquée. Reste que, note Jean-Paul II, « l’'enseignement de l'Eglise sur le péché originel peut se révéler extrêmement précieux, même pour l'homme d'aujourd'hui qui, ayant refusé les données de la foi en cette matière, ne parvient plus à trouver une raison à ces revers mystérieux et angoissants du mal dont il fait chaque jour l'expérience et qui finit par osciller entre un optimisme débridé et irresponsable et un pessimisme radical et désespéré ».
C’est bien de ce que nous appelons « le péché originel », c’est-à-dire le dos tourné à Dieu, que naissent ces revers mystérieux et angoissants du mal. La honte du corps. Sa chosification. Un sentiment général de désunité.

2 - De la honte de soi à la domination de l’autre



« Ève prit de son fruit et en mangea. Elle en donna aussi à son mari qui était avec elle et il en mangea. Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils virent qu'ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier et s'en firent des pagnes ». Tel est donc le premier geste accompli par Adam et Ève après l’affront divin. Drôle ! Ils viennent de réaliser la bourde suprême, cataclysme rappelant la chute des anges, et plutôt que de fuir le courroux paternel, plutôt que de se cacher aux yeux de Dieu, ils cherchent à se cacher l’un de l'autre ! Il y a encore peu, « tous deux étaient nus et ils n'avaient point de honte ». Maintenant, ils ont le rouge aux joues et se tricotent des slips de circonstance. 

Dans les 129 catéchèses données par Jean-Paul II et qui forment ce que l’on appelle aujourd’hui la Théologie du corps, le saint pape souligne l’aspect fondamental de ce passage de la Genèse pour comprendre notre rapport à la sexualité. « La première chose que corrompt le péché originel, c'est la qualité de l'attitude de l'homme et de la femme relativement à leur corps », résume Yves Semen, dans son ouvrage consacré à La sexualité selon Jean-Paul II. Il ne s'agit pas seulement pour nos amants maudits de cacher les signes extérieurs de leur sexualité, mais de cacher « tout ce qui a trait à la sensibilité, la psychologie et l'affectivité propres à la masculinité et la féminité ». En fait, tout ce qui les fait homme et femme, différents et complémentaires. Il serait donc plus exact de dire que leurs yeux se fermèrent, plutôt qu’ils s’ouvrirent... Ils se fermèrent sur la communion voulue par Dieu. Alors ont disparu la simplicité et la pureté de leur relation première, explique saint Jean-Paul II : « la diversité ou bien la différence de sexe, masculin, et féminin, fut brusquement ressentie et comprise comme un élément de réciproque opposition de personnes » (à consulter pour aller plus loin : le blog d'Incarnare consacré à la Théologie du corps).

Ne considérant plus leur sexualité que comme une « sublimation culturelle de la sexualité animale », l’homme et la femme en conçoivent de la honte. De la honte et de la méfiance, puisque, la communion n'étant plus d'actualité, ils prennent soudainement conscience du risque de devenir pour l'autre un simple objet de plaisir, de procréation, d'appropriation ou de valorisation personnelle. Les exemples d'un tel appauvrissement des rapports hommes-femmes (dont la femme fait le plus souvent les frais, il faut bien l’avouer) ne manquent pas : le machisme ordinaire, le jeu des corps sous couvert de « porno-chic » ou d’exploitation porno-beaucoup-moins-chic...

Cet esprit de domination se retrouve aussi au sein du couple, lorsque l’un réclame d’autorité la satisfaction de ses pulsions au nom du « devoir conjugal », ou que l’autre n’attend de ses gesticulations que la perpétuation du nom. Or dans la vision chrétienne, éclairée par Jean-Paul II, réduire la sexualité à l’assouvissement de son propre plaisir ou n’en retenir qu’une justification utilitariste – la reproduction – rend l’homme et la femme incapables de la vraie communion à laquelle ils sont appelés. En bref, l’acte sexuel déconnecté de l’ouverture à la vie n’est pas moins chrétien que celui déconnecté du plaisir partagé. Voilà un sacré coup de pied dans la fourmilière des préjugés !

Le sentiment de désunité

La honte et l’esprit de domination sont considérés comme deux conséquences directes du péché originel. Il en est une troisième, que Jean-Paul II appelle « la désunité », c'est-à-dire ce que le péché a détruit, à désuni en l’homme. Il illustre cette notion de désunité en se référant au Sermon du Christ sur la montagne : « Il vous a été dit : tu ne commettras pas d'adultère. Eh bien, moi je vous dis, celui qui regarde une femme pour la désirer, celui-là à commis l'adultère avec elle dans son cœur ».

Reprenant la pensée de Jean-Paul II, Semen note que « le Christ attire l'attention sur l'acte intérieur qui est au principe de l'acte extérieur. Jésus le met en lumière pour éclairer du même coup ce qui est dans le cœur de l'homme, ce qui est la source profonde de son péché et qui, en tant que tel est plus important que l'acte extérieur ».

Ainsi, dans le fait de « regarder pour désirer », ce n'est pas tant de se retourner au passage d’une jolie fille (ou d’un joli garçon) qui pose problème, que de se soumettre volontairement à la concupiscence, c’est-à-dire à cette tendance à vouloir profiter de l’autre en consommateur. Réflexe malheureux : l’homme pris en flagrant délit de « relucage » accusera facilement la faiblesse de ses yeux (quand ce n'est pas la taille de la jupe) plutôt que de considérer l'état problématique de son cœur. On sent ici tout le poids de la tradition manichéenne, qui accuse le corps comme source du mal. Accusation que réfute totalement Jean-Paul II ! Il rappelle que c'est le cœur humain qui a été troublé par le péché, pas le corps. « Si le cœur semble rebelle, c'est parce que le cœur de l'homme a perdu la rectitude des origines ».

Une autre facette de la désunité s’établit entre les personnes, lorsqu'elles ne sont plus l'une pour l'autre don d'elles-mêmes, mais sont réduites au statut d'objets. « Il y a une manière de regarder qui transforme le regard de l'autre. En étant objet du désir, l'autre peut finir par se mettre à désirer. C'est pour cela que Jean-Paul II évoque une autre traduction possible du passage de Mt 5, 27,28 : non pas "a commis l'adultère avec elle dans son cœur", mais "l'a rendue adultère dans son cœur". En effet l'homme qui regarde une femme pour la désirer, c'est-à-dire dans une intention non pas de don, mais de captation, met cette femme en situation de porter sur lui-même un regard semblable, la met en état de désirer à son tour et, par conséquent, la rend adultère dans son cœur ».

Jean-Paul II, qui n’en est plus à une révolution près, va jusqu'à dire que l'on peut commettre l'adultère avec sa propre femme. Car l'adultère dans le cœur n'est pas commis seulement par ce que l'homme regarde de telle manière la femme qui n'est pas son épouse, mais précisément par ce qu'ils regardent ainsi une femme. Fut-elle la sienne. Tout cela valant, bien sûr, pour la femme à l'égard de son mari...

La prière de Tobie

Le poids du péché originel dans nos relations à l’autre, ne doit pas nous faire oublier que nous sommes tous appelés à être sauvés ! Et que l'union de l'homme et de la femme est, finalement, le signe le plus visible de l'Alliance de Dieu avec l'humanité. Nous sommes donc invités à retrouver le sens de notre vocation profonde, dans le projet de Dieu : la communion. Le seul chemin pour y parvenir, nous dit Jean-Paul II, est l’acceptation de sa propre sexualité pour en faire un chemin de rencontre et d'accueil de l'autre. C'est en ce sens que le mariage est le sacrement primordial, à tel point que la célébration ne s'achève que dans le lit conjugal. L'union des cœurs et l'union des corps…

Dans la bible, l'exemple du mariage de Tobie et de Sarra montre comment la pureté du cœur et l'attitude de chasteté – c’est-à-dire respectant l’intégrité de la personne et l’intégralité du don (Cf. La vocation à la chasteté, Catéchisme de l'Eglise catholique) – peuvent rendre l'amour des époux plus fort que la mort. Pour rappel, Sara était une gentille femme, mais frappée d’une malédiction terrible qui fit périr successivement ses sept maris pendant leurs nuits de noces. Or, l'archange Raphaël vint suggérer à Tobie de la prendre pour épouse. Ce qu’il fit, malgré les mises en garde de la belle-famille. Laquelle commençait déjà à creuser sa tombe la nuit tombée… Mais voilà : « quand les parents eurent quitté la chambre en fermant la porte, Tobie sortit du lit et dit à Sara : Lève-toi, ma chère femme, nous allons prier et demander à notre Seigneur d'avoir pitié de nous et de nous protéger ».

La prière de Tobie nous introduit à ce que peut apporter la grâce du sacrement du mariage pour combattre, à l'intime même du cœur de l'homme et de la femme, les effets délétères du péché. La voici :


Tu es béni, Dieu de nos pères, et ton Nom est béni dans tous les siècles des siècles ! Que te bénisse les cieux et toutes tes créatures dans tous les siècles !

C’est toi qui as créé Adam, c’est toi qui a créé Eve sa femme, pour être son secours et son appui, et la race humaine est née de ces deux-là. C’est Toi qui as dit : il ne faut pas que l’homme reste seul, faisons-lui une aide semblable à lui. 

Et maintenant, ce n’est pas pour le plaisir et la satisfaction de ma concupiscence que je cherche ma sœur, mais je le fais d’un cœur sincère. Daigne avoir pitié d’elle et de moi et nous mener ensemble à la vieillesse !

Et ils dirent ensemble : Amen ! Amen !


Joseph Gynt
Publication originale : Cahiers libres.

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