lundi 7 septembre 2015

Sur le pouvoir des journalistes (Charles Péguy)



« On conduit aujourd’hui les lecteurs comme on n’a pas cessé de conduire les électeurs. Beaucoup de journalistes, qui blâment avec raison la faiblesse des mœurs parlementaires, feraient bien de se retourner sur soi-même et de considérer que les salles de rédaction se tiennent comme les Parlements. Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. Il se dépense autant d’autorité dans un comité de rédaction que dans un conseil des ministres ; et autant de faiblesse démagogique. Les journalistes écrivent comme les députés parlent (…).

C’est le jeu ordinaire des journalistes que d’ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. “Nous, simples citoyens”, vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l’autorité avec tous les droits de la liberté. Mais le véritable libertaire sait apercevoir l’autorité partout où elle sévit ; et nulle part elle n’est aussi dangereuse que là où elle revêt les aspects de la liberté (…).

Le véritable libertaire se gare des mouvements officieux autant que des gouvernements officiels. Car la popularité aussi est une forme de gouvernement, et non des moins dangereuses (…).

Quand un journaliste exercé dans son domaine un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs fidèles, quand il entraîne ces lecteurs par la véhémence, l’audace, l’ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu une puissance dans l’Etat, quand il a des lecteurs exactement comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent plus vaste et beaucoup, plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu ; il ne peut pas venir pleurnicher. Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps, il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison pour l’offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive. »



Charles Péguy, De la raison, 1901.

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