lundi 31 août 2015

Du monde moderne (Charles Péguy)


« On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C’est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même sous le nom de bourgeois et de capitaliste.

À l’avènement des temps modernes, une grande quantité de puissances de force, la plupart même sont tombées, mais loin que leur chute ait servi aucunement aux puissances d’esprit, en leur donnant le champ libre, au contraire la suppression des autres puissances de force n’a guère profité qu’à cette puissance de force qu’est l’argent.

Quand nous disons moderne… nous nommons un temps très déterminé… dont assurément le monde verra la fin… si nous n’avons pas, nous, quand même nous n’aurions pas ce bonheur, nous-mêmes, que nous n’avons peut-être encore pas mérité, que nous n’avons sans doute pas obtenu.

Vingt, trente générations (annuelles) de Français sans compter les suivantes, et celles qui viennent d’avance, croient qu’en effet ça s’est fait comme ça. Que c’est comme ça. Que tous les gens, sans aucune exception depuis le commencement du monde, qui toutefois n’a pas été créé, jusqu’au trente et un décembre dix-sept cent quatre-vingt-huit, — après la naissance du Christ, — à minuit, ont été de foutues bêtes… et que le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à minuit zéro minute zéro seconde un dixième de seconde, — et encore les vrais savants ne s’arrêtent pas au dixième de seconde — tout le monde a été créé splendide, tout le monde, excepté, bien entendu, les réactionnaires.

Le monde moderne avilit. Il avilit la cité, il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille. Il avilit même, il a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au Monde : il avilit la mort. »

Charles Péguy,
Situation faite… gloire temporelle 1907

lundi 24 août 2015

Déchristianisation et stérilité moderne (Charles Péguy)


« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent.

Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens.

Une même stérilité desséché la cité et la chrétienté. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. »


Charles Péguy,
Notre jeunesse, 1910

lundi 17 août 2015

Miles Christi


« Miles Christi, tout chrétien est aujourd’hui un soldat; le soldat du Christ. Il n’y a plus de chrétien tranquille. Ces Croisades que nos pères allaient chercher jusque sur les terres des Infidèles, non solum in terras Infidelium, sed, ut ita dicam, in terras ipsas infideles, ce sont elles aujourd’hui qui nous ont rejoints au contraire, ce sont elles à présent qui nous ont rejoints, et nous les avons à domicile. Nos fidélités sont des citadelles. Ces croisades qui transportaient des peuples, qui transportaient un continent sur un continent, qui jetaient des continents les uns sur les autres, elles se sont retransportées vers nous, elles ont reflué sur nous, elles sont revenues jusque dans nos maisons. Comme un flot, sous la forme d’un flot d’incrédulité elles ont reflué jusqu’à nous. Nous n’allons plus porter le combat chez les Infidèles. Ce sont les infidèles épars, les infidèles communs, diffus ou précis, informes et formels, informes ou formels, généralement répandus, les infidèles de droit commun, et encore plus ce sont les infidélités qui nous ont rapporté le combat chez nous. Le moindre de nous est un soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé. Nos pères, comme un flot de peuple, comme un flot d’armée envahissaient des continents infidèles. A présent au contraire c’est le flot d’infidélité au contraire qui tient la mer qui tient la haute mer et qui incessamment nous assaille de toutes parts.

Toutes nos maisons sont des forteresses in periculo maris, au péril de la mer. La guerre sainte est partout. Elle est toujours. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée nulle part. Je veux dire en un point déterminé. Qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée jamais. Je veux dire à un moment déterminé. C’est elle à présent qui va de soi, qui est de droit, commun. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être décrétée. Elle est toujours. Elle est partout. Ce n’est plus la guerre de Cent Ans. C’est à l’heure qu’il est une guerre de deux cents ou de cent cinquante et des années.

Cette guerre sainte qui autrefois s’avançait comme un grand flot dont on savait le nom, cette guerre continentale, transcontinentale, que des peuples entiers, que des armées continentales transportaient d’un continent sur l’autre, brisée aujourd’hui, émiettée en mille flots elle vient aujourd’hui battre le seuil de notre porte. Ainsi nous sommes tous des îlots battus d’une incessante tempête et nos maisons sont toutes des forteresses dans la mer. Qu’est-ce à dire, sinon que les vertus qui alors n’étaient requises que d’une certaine fraction de la chrétienté aujourd’hui sont requises de la chrétienté tout entière. »


Charles Péguy,
Clio, posthume

samedi 8 août 2015

8 août, journée mondiale du démon


"Le XXe siècle, qui crut si peu au diable, les plus mécréants confessent son diabolisme aigu, mais ils ne parviennent pas à faire le rapprochement, et ils en restent à une vision grossière qui leur blanchit les mains. Parce qu'il y a eu Hitler et Staline, bien sûr. Mais il y eut aussi les alliés, et cette date merveilleuse qui conviendrait parfaitement à une journée mondiale du Démon (sous le patronage de l'Unesco) : le 8 août 1945. 

C'est le jour où le tribunal militaire de Nuremberg à juridiquement codifié la notion de crime contre l'Humanité. Le surlendemain d'Hiroshima. La veille de Nagasaki. En sorte que ceux-là qui dénonçaient le grand crime étaient aussi ceux qui, ayant sous les yeux les effets de la première, larguaient la deuxième bombe...

Le 8 août, c'est aussi la fête de saint Dominique. Un jour, un religieux lui demanda : maître Dominique, ces grands malheurs ne finiront jamais ? Il ne répondit qu'après un long silence : Certainement, elle finira, cette méchanceté... Elle finira, mais le terme est lointain. Beaucoup verseront leur sang dans l'intervalle."

Fabrice Hadjadj, La foi des démons.